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Manu Dibango : « « je ne suis pas musicien camerounais»

by EDC
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Le 21 janvier 2018, nous avons eu l’insigne honneur d’interviewer l’icône du saxophone en compagnie d’autres journalistes. C’était à l’occasion de l’anniversaire des 70 ans de l’entreprise des hydrocarbures Total Cameroun. Nous vous proposons ici à nouveau les propos de Manu Dibango, arraché à la vie par le coronavirus, le 24 mars 2020. Vous y trouverez son parcours, sa rencontre avec la musique, avec le saxophone, l’origine de son titre à succès Soul Makossa, pourquoi le crâne toujours rasé…

Qui est Manu Dibango?

A travers Total Cameroun, monsieur le sous-préfet, honorables majestés, honorable public, je vous remercie de me donner une occasion extraordinaire de me plonger dans mes racines profondes. C’est la première fois que ça m’arrive au Cameroun, vous savez, vous pouvez être énormément connu à l’extérieur, je peux dire que c’est mon cas mais tant que vous n’avez pas vos racines avec vous, je pense que c’est malheureux. J’ai l’occasion de pouvoir dire aujourd’hui que je suis d’un pays qui ne me connait pas mais qui me reconnait. Ce n’est pas déjà mal. Je vous remercie réellement Total d’avoir pris cette initiative. Pour moi c’est ce que j’appelle en fait la valeur ajoutée parce qu’une chose est de vendre du pétrole, de vendre du gasoil, je ne dirai pas que c’est facile mais c’est du commerce, du bayam sellam. Autre chose, est d’ajouter quelque chose, de pénétrer le pays, quoi de mieux que de pénétrer notre pays à travers nos chefs traditionnels. C’est la première fois qu’on fait quelque chose et on fait appel à eux dans ces circonstances d’une société étrangère qui commence à comprendre les racines d’un pays. C’est pour cela que je suis très heureux d’être là.

Vous êtes parti du Cameroun en 1949. Vous aviez 15 ans ?

Je vais vous raconter l’histoire. A l’époque, nous avons eu certains d’entre nous la chance d’avoir des parents qui pouvaient nous envoyer continuer les études en Europe. Je dis chance parce qu’au Cameroun tout le monde devait faire l’effort, De gaulle avait dit après la guerre que les petits africains, eux, devaient venir à la mère patrie donc j’ai eu cette chance-là. Il n’y avait pas encore d’avion, il n’y avait que des bateaux. Mes copains de mon enfance, on s’est retrouvé à prendre des trans- atlantiques pour aller en France. C’était formidable, c’était une tristesse et en même temps de la joie. Vous voyez vos parents qui rapetissaient au fur et à mesure que le bateau avançait. Il fallait 21 jours entre Douala et Marseille. C’était un voyage calmement initiatique. On s’arrêtait dans toutes les villes jusqu’en Algérie, de l’Algérie, la Méditerranée, Marseille et puis on se dispatchait en France. Il y en a qui allaient à Ex en Provence, Paris.

Quels souvenirs vous gardiez du Cameroun ?

Il faut déjà partir et rester. Vous allez dans un autre monde. Fatalement en 1949, c’est quatre ans après la guerre, on achète encore du pain avec des tickets, c’était très difficile pour les Français. Mais il y avait quand même des Français qui acceptaient, non pas d’adopter mais de recevoir dans leur famille des petits africains : ivoiriens, guinéens, camerounais, congolais, à condition que vous puissiez payer une pension mensuelle, qui équivalait 3 kilo de café, – 3 kilos de café équivalaient à un mois de pension à cette époque-là.

C’est quoi la vie d’un jeune Camerounais –vous racontez des anecdotes dans beaucoup d’interviews- c’est quoi la vie d’un jeune Camerounais dans les années 50 en France ?

La vie est très excitante mais très triste. D’abord vous avez 15 ans, vous ne connaissez pas votre pays, vous connaissez votre ville Douala. A 15 ans, on ne connait pas grand-chose, on a très peu voyagé. J’avais fait deux voyages : un à Lolodorf, j’avais un cousin de mon père qui était à Lolodorf, j’avais fait un voyage à Yaoundé. C’est tout ce que je connaissais. Finalement vous arrivez en France, et vous êtes seuls, mais vraiment seul dans la ville ou village où vous habitez, et alors là, je peux vous dire que la solitude… les parents manquent, les amis, la nourriture, ce n’est pas toujours la joie. Si vous êtes adoptés par les enfants de votre âge, vous vivez avec eux, cela vous permet d’oublier un peu votre solitude, mais on n’oublie jamais complètement.

Justement dans vos interviews vous dites que la musique est très bon remède à la solitude. Au vu de votre carrière est-ce que vous vous considérez comme un solitaire ? Un éternel solitaire ?

Il y a deux choses. Ou on est musicien ou on devient musicien. Moi je crois que je suis né musicien parce que dès que dès ma tendre enfance j’ai toujours aimé les sons, et j’ai eu la chance d’aller à l’église –on est protestant dans ma famille- et par moment ma mère dirigeait la chorale, donc je suis né dans Alléluia. J’ai eu mon maitre à penser papa Doumbè Ngosso, c’est lui réellement qui m’a ouvert les yeux à la musique, que j’ai toujours respecté, que j’ai toujours aimé, que j’ai eu comme idole, même s’il n’est pas là maintenant, il reste toujours mon idole.

Vous arrivez en France pour continuer vos études et vous les laissez pour vous lancer dans une carrière de musicien. En ce moment vous n’aviez pas peur de la réaction de vos parents ? Comment avez-vous eu le courage de vous dire, je suis ma passion ?

Je retiens le mot courage. Forcement les parents ne vous envoient pas en France avec tous les sacrifices que cela fait pour devenir ce qu’on appelle « saltimbanque ». les parents préfèrent qu’on soit médecin, pharmacien, avocat etc. et vous qu’est-ce que vous faites à cette époque-là, le mot vocation n’existait que pour les pasteurs, les églises. Le musicien, c’est quelqu’un qui a échoué, le sportif quelqu’un qui a échoué. Rassurez-vous, même en France c’est des métiers incertains. Comment vous entrez là-dedans ? Progressivement, sans un plan de carrière, mais avoir aussi l’étoile qui vous guide par les connaissances que vous faites sur la route : le carnet d’adresse, ou il reste mince, ou il devient épais, il faut un peu de chance quand même.

Vous faites du jazz. Comment l’avez-vous rencontré ?

Naturellement comment les musiciens américains, par l’église. Les gospels, etc. beaucoup de musiciens américains sont sortis des églises baptistes. Ce sont des standards, des musiques faites par les Bach, Mendel qui ont été adaptées. Même les Pa’a Lotina Samè écoutait ces musiques de gospels, et ont eu la bonne idée de mettre les paroles douala dans ces gospels si bien que nous qui avions la chance d’aller les églises protestantes, on avait l’harmonie occidentale dans les oreilles sans le savoir. On chantait en Douala, tout était écrit en Douala, on a commencé l’école par le douala, et quand moi j’ai entendu cela en France plus tard je me suis dit, c’est notre musique ça. Cela a commencé comme ça, par curiosité. Et naturellement je suis allé vers le jazz parce que c’était les seuls noirs qui représentaient les noirs dans le monde. On ne voyait pas les étudiants camerounais. Il n’y avait même pas encore d’étudiants camerounais, c’était les élèves. On se voyait à travers Armstrong, et tout ce monde-là que les blancs avaient adoptés. C’est un processus naturel.

Récemment je vous ai écouté avec un artiste Congolais, je me suis rendu compte que vous jouez plusieurs instruments, je me suis laissé comprendre que vous avez commencé par la mandoline et le piano, peu de personnes le savent. Pourquoi avoir commencé par la mandoline que personne n’utilise aujourd’hui ?

La mandoline ne coutait pas cher, on pouvait la trimballer par tout, ça avait toujours un petit son, et à l’école il y avait le piano, en fait dans ma famille, le grand frère de mon père, il a dû jouer l’harmonium à l’époque des allemands en 1908 donc j’ai trouvé dans sa maison à Camp Yabassi un harmonium qu’on n’avait pas droit de toucher et c’est justement pour cela que je le touchais. J’ai commencé à l’école par le piano et pour voyager j’avais une mandoline. On a été privilégiés quand même ! Quand on remonte le temps.

Le monde de la musique a tendance à vous classer dans la case world music. Musique du monde. Que pensez-vous de ce terme, pour vous c’est un fourre-tout ou alors une vraie dénomination ?

Le monde de la musique en France. Pas en Angleterre, pas aux Etats Unis d’ailleurs il y a toujours un mal entendu, chez les français ils disent world music, ce serait bien qu’ils disent musique du monde. Il y a une virgule quelque part, puisqu’on vous classe, on ne sait pas où vous classer. Les musiques du tiers monde. Comme ça les apparences sont sauves, quand vous allez à la FNAC  en France, il y a tout un rayon world music, c’est là où on trouve l’Afrique. Si vous êtes conceptiste classiques, où est-ce qu’on va vous classer ?

D’accord, ce n’est pas un terme qui vous parle…

Non, ça ne me parle pas pare que je suis musicien, moi je ne me classe pas, ce sont des gens qui vous classent. C’est bien des fois, des fois non. Mon problème à moi ce n’est pas d’être étiqueté, « musicien africain » d’abord je ne suis pas musicien africain, je ne suis pas musicien camerounais, je suis musicien d’origine camerounaise. Ce n’est pas pareil. (Rires)

C’est-à-dire ?

Je suis de la race des musiciens d’abord. Ça me libère. Je ne suis pas chargé de mission de faire telle musique. Je fais la musique qui me plait. Je peux faire du makossa, je peux faire du jazz, la salsa. Je suis musicien ! En fin, c’est difficile pour les gens de comprendre, je ne suis chargé de rien du tout. Sauf d’essayer de faire bien ce que je fais. (…) Soul makossa, c’est un accident de parcours, mais c’est un bon accident.

Grand manu, depuis que je suis né, je le vois toujours crâne rasé. Est-ce cela qui donne l’intelligence ?

Vous connaissez Les Têtes Brulées ? Ils avaient leur look. Le mien c’est celui-ci. (Rires)Chacun a son look.

Nous vivons présentement une situation sécuritaire difficile dans notre pays, notamment dans le Nord-Ouest et Sud-Ouest. Vous êtes un homme, un connu. Quel est votre point de vue par rapport à la situation ? Excusez-moi de vous emmener sur ce terrain

Non ! Ici c’est la démocratie. Je peux vous répondre tout simplement que je n’ai pas toutes les données du problème. Ne vivant pas ici réellement, je n’ai pas les données exactes pour vous répondre. Je connais le malaise, je ne suis pas idiot complètement, mais je ne peux pas vous répondre parce que je n’ai pas toutes les données d’un côté comme de l’autre je peux simplement inciter tout le monde à prier parce que nous avons un pays magnifique, surtout lorsqu’on est à l’extérieur, on se rend compte que la nature nous a doté d’un pays terrible. A nous de le préserver, à nous d’en être dignes.

Manu Dibango lorsqu’on regarde la scène musicale camerounaise, en tout cas dans les années 60, il y a trois noms qui reviennent généralement, le vôtre, Muyebé Ndédi, et Francis Beybey. Et je crois que c’est Muyébé Ndédi qui vous a un peu initié au saxophone.

 Paix à son âme, il est décédé. Muyébé, je commence par lui, je n’avais pas d’argent pour acheter un saxophone, j’adorais le saxophone, je loupais les trains, tellement je regardais les éclairages sur les instruments à travers les boutiques, c’est l’instrument qui m’attirait le plus. Nous avons d’abord été dans les colonies de vacances de tous les africains en France, puis en 1951, la délégation du Cameroun a décidé de monter sa propre colonie de vacances, c’est là où j’ai rencontré Francis BeyBey  qui m’a ébloui, c’est lui qui m’a appris le blouse, Muyébé, je l’ai rencontré l’année d’après, et il avait un saxophone et moi j’étais dans mes truc de piano. Et lui il avait des problèmes de santé, il ne pouvait plus jouer au saxo. Alors il me dit « essaies ça ». Moi crânement, je ne voulais perdre de la face, j’ai pris le saxo, je ne peux pas dire que cela a été un amour foudroyant au départ. Je n’arrivais pas à donner le son là-dedans. Quand la colonie est finie, chacun est rentré dans son collège/ lycée, il m’a laissé le saxo. Je suis parti comme tout lycéen à l’époque, j’ai commencé le saxo par un professeur. Ce que j’ai regretté par la suite, c’est que je n’ai jamais payé le saxo. Alors à chaque fois que Muyébé me voyait il me demandait « où sont mes agios » (…) Ce n’est pas parce que tu aimes que tu as des résultats. Il faut être têtu au départ.

Entre le monde de la musique et l’entreprise, il y a souvent des parallèles et là je vois de la résilience. Pourquoi avoir continué, vous aurez pu vous dire, je laisse tomber le saxo, je me concentre sur le piano…

Il faut la curiosité, ce n’est pas parce qu’il y a la première vague qui est arrivée qu’il faut arrêter de pagayer sinon on se noie.

Propos recueillis par

Aloys Bruno Onana

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